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Mythique Grande Armée et légende napoléonienne chez Perrin

Quel est le « vrai Napoléon » derrière la légende noire ou dorée ? Coordonnée par Thierry Lentz et Jean Lopez, revenons sur un cas paradigmatique : celui d’un personnage qui prend la place de la personne historique tant les mythes ont pris le pas sur le réel, que ce soit depuis la France ou même par les « petites nations ». Le compte-rendu permet d’apprécier l’apport de l’ouvrage tandis que le podcast permettra aux inscrits de trouver des moyens de valoriser cette source depuis la Seconde jusqu’à la rédaction de mémoires en second cycle universitaire…

HISTOIRE MODERNECULTURE GÉNÉRALE HISTOIREHISTORIOGRAPHIE

Franck Jacquet

6/10/20256 min lire

Lentz, Thierry, Lopez, Jean (dir.), Les mythes de la Grande Armée, Paris : Perrin (Tempus), mai 2025 (nle éd.) – ISBN : 978-2-262-11120-5 (11 euros)

Une somme de mises à jour sur l’histoire napoléonienne

Sans aucun doute et dès le prologue, les deux spécialistes dont le dirigeant de la Fondation Napoléon donnent la voix et participent avec leurs propres recherches à une mise à jour de l’historiographie napoléonienne. Souvent, les « Napoléon du Peuple » (Bernard Ménager) ont longtemps perduré dans la mémoire populaire, imposant une geste impériale toute héroïque. Sans proposer une neutralisation de ce riche épisode de l’histoire européenne, il s’agit de dégager les faits de cette gangue héroïsatrice. Dès lors, les deux auteurs annoncent la couleur dès les premières pages : l’histoire napoléonienne vient se nicher dans des mouvements de long terme de l’histoire européenne, des alliances pluriséculaires, le processus de réduction des Etats de taille intermédiaire au profit des Etats nationaux en cours d’établissement dès avant la Révolution comme on le note au XVIIIe siècle avec la vague d’Ossian (Anne-Marie Thiesse). Napoléon n’est donc pas que rupture, et il s’insère dans des jeux déjà lancés avant lui. Et il en va de même avec la Grande Armée plus généralement, summum du mythe napoléonien.

Une personnalité a trébuchet

Que les représentations, les témoignages ou les points de vue sur Bonaparte sont légion depuis deux siècles ! Et quelle fut l’image donnée par Joaquin Phoenix chez Ridley Scott : un ennemi de l’humanité ! Ici, on revient à la chair plutôt qu’au cauchemar.

Loin d’être un sanguinaire des champs de bataille uniquement, il soutient les progrès techniques, industriels même s’il ne les comprend pas tous, bien occupé qu’il est dans ses projets dynastiques et continentaux. On consultera les ouvrages de Franck Favier sur cet aspect, lequel a beaucoup étudié les rapports parfois problématiques entre ses généraux et l’Empereur (Berthier, Bernadotte, Ney, Marmont…). D’ailleurs la route dalmate, si essentielle pour désenclaver la côte adriatique et son arrière-pays a été favorisée par la domination française. De même, François Houdecek dresse le portrait d’un homme qui fait face comme tout pouvoir à la principale modalité de résistance dans l’histoire, la fuite ou désertion. Napoléon ne fait pas exception, et il n’est pas plus dur qu’un autre dirigeant lorsqu’il rattrape des hommes qui sont donc bien moins prompts à l’admiration totale du génie de la bataille des pyramides comme on le voit ces dernières semaines dans la série « Carême » !

Pour les habitués des livres d’histoire, on a ici affaire à des confirmations, mais elles sont accessibles, claires, renseignées, actualisées et donc très précieuses pour décoller l’Empereur de sa légende qu’elle soit noire ou dorée.

L’histoire reprend le pas sur les mémoires

C’est donc une entreprise de restitution qui est proposée au lecteur. On passe ainsi en revue par de très courts chapitres portant sur des aspects essentiels des vingt années de la période napoléonienne les traditions encore récemment enseignées et présentes dans un certain « bon sens » pour divulguer. Car c’est un aspect qu’on oublie souvent à propos de la science historique : elle révèle, elle met au jour et divulgue. C’est cette veine qui est ici développée.

Au travers de plusieurs chapitres sur les fortifications (Antoine Reverchon), sur le financement des opérations armées (Pierre Branda) ou sur le rôle de la cavalerie dans la stratégie et la tactique militaire de Bonaparte (Patrick Bouhet), on perçoit bien ce que Tocqueville développait dans L’Ancien Régime et la Révolution : derrière de réelles évolutions ou des changements majeurs, Napoléon, comme la Révolution, n’apporte pas que des ruptures. Il perfectionne, encadre des pratiques traditionnelles d’innovations qui surprennent (dans un premier temps seulement !), mais il ne correspond pas à un changement de paradigme complet du fait militaire. Ainsi, il fut un grand poliorcète et ce dans la foulée de la tradition séculaire de Vauban et de la politique des rattachements depuis Louis XIV et Louis XV.

Un autre point majeur de l’idée reconnue sur la trajectoire de l’Empire est qu’il a été considérablement fragilisé par le blocus continental. Là encore, Pierre Branda nuance. D’un point de vue industriel, le continent n’est pas désarmé malgré la domination maritime britannique. Cependant, le nerf de l’affrontement demeure fiscal. Or, c’est l’Empereur lui-même qui accepte une certaine porosité des frontières de son vaste empire et qui suit quelque part la contrebande en autorisant certaines familles et certains dignitaires à déroger au blocus pour importer des biens venus de la sphère ennemie, sans oublier de taxer ceci pour redresser des recettes fiscales en berne du fait du protectionnisme à outrance. Le blocus fut donc un véritable échec, ce que l’historiographie anglaise a montré depuis quelques décennies : il y eut des remous dans les villes portuaires, mais au final, si on porte la focale sur la bonne échelle e réflexion, ce n’étaient pas les îles britanniques qui étaient isolées, mais le continent, fermé au monde déjà dépendant des matières premières coloniales et des produits exotiques. Bonaparte avait déjà subi un revers profond en la matière avec Haïti, il s’enferra sur une concentration continentale qui ne pouvait aisément tenir la durée. Les historiens de l’économie italienne et allemande ont d’ailleurs prouvé que les répressions du blocus continental ont littéralement dynamisé les entreprises productives à la suite de l'effondrement français, ce qui laisse encore des traces aujourd’hui dans le tissu rhénan et des ETI du Nord italien !

Les mythes de la Grande Armée, quels usages dans les études ?

Incontestablement, les élèves et étudiants, ou même les adultes qui restent nombreux à être passionnés par cette grande épopée pourront adapter leur point de vue, quitte à mettre de côté certains traits romantiques d’une histoire longtemps magnifiée. Mais c’est bien là l’objet et l’utilité de ces articles et chapitres : surmonter les héroïsations pour voir le réel, que ce soit positif ou négatif ! Peut-être que dans quelques décennies, on observera des parutions similaires sur le Général de Gaulle, qui aujourd’hui ne cesse d’apparaître, face au spectre de la débâcle du printemps 1940, comme l’alpha et l’oméga de l’homme d’Etat auquel on doit faire référence lorsqu’on est en politique ou lorsqu’on réfléchit sur la politique française…

D’ailleurs, si on s’intéresse à l’actualité, l’ombre de la « grande guerre patriotique » plane sur l’Europe depuis 2022 et les comparaisons effectuées en les hiérarques russes et Hitler sont légion de même que les Européens se complaisent à s’imaginer dans un re-jeu des années 1930. Ici, le chapitre de Jean Lopez prend tout son intérêt, désamorçant le rapprochement entre la campagne de Russie et le plan Barbarossa de 1941. Par une comparaison point par point, on perçoit à quel point les deux expéditions militaires sont bien différentes : idéologiquement elles ne sont pas motivées du tout dans les mêmes termes bien évidemment, la campagne de 1812 signifiant un jeu d’échec militaire ; d’un point de vue de logistique, les bases de 1941 sont bien mieux posées et les lignes de ravitaillement bien moins étirées et plus solidifiées ; les systèmes d’alliances sont très différents… Bref, outre une partie du théâtre et du rôle du climat, qui doit d’ailleurs être relativisé avec d’autres facteurs pour expliquer la défaite, il faut bien comprendre que l’expédition de Russie est à situer dans un monde encore moins imprégné des perspectives darwinistes (dans le mauvais sens du terme) et dans un monde où l’idée nationale se structure avec des degrés variables selon les cas. Néanmoins, l’auteur remarque que la psychologie des personnages se rejoint : ni Hitler une fois Barbarossa échouée, ni Napoléon une fois la retraite entamée ne cherchent à négocier pour ne pas tout perdre…

Retrouvez les usages scolaires, universitaires ou pour les concours possibles dans un podcast dédié !
Pour aller plus loin : "Que sont devenus les débris de la Grande Armée ?", Natalie Petiteau et Jacques-Olivier Boudon, France culture, 2021